4
La morgue était petite et crasseuse et se composait de petites pièces carrelées de blanc du sol au plafond. Les canalisations étaient rouillées et les tables en métal en mauvais état.
Il n’y avait qu’à La Nouvelle-Orléans que l’on pouvait laisser une fille de treize ans regarder un cadavre, se dit-elle.
— Sors, Mona, dit Rowan. Laisse-moi examiner Aaron.
Ses jambes ne tremblaient pas moins que ses mains. Elle se rappela la blague de carabin : « Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ? Je suis neu… neu… neurochirurgien. » Rassurant !
Elle calma son tremblement et souleva le drap ensanglanté. Le visage était indemne. C’était bien Aaron.
Elle se souvint de son extrême gentillesse, de ses attentions et de ses vaines tentatives pour l’aider.
Une image se détacha suffisamment pour effacer la saleté, le sang, l’infamie de ce corps autrefois plein de dignité qui n’était plus qu’une forme inanimée sur une table : Aaron à l’enterrement de sa mère. Aaron prenant le bras de Rowan et l’aidant à fendre la foule d’étrangers, sa famille, pour s’approcher du cercueil de sa mère. Aaron sachant d’instinct ce qu’elle voulait et devait faire : poser les yeux sur le corps de Deirdre Mayfair, sa mère, qu’elle voyait pour la première fois.
L’homme étendu là dans la plus totale indifférence n’avait pas encore été touché. Ses cheveux blancs étaient toujours aussi brillants, ses yeux pâles étaient encore ouverts, mais bel et bien morts. Sa bouche avait une expression plus que familière : celle de l’homme qui avait vécu avec une certaine amertume, de la rage et une forte dose d’humour.
Elle posa une main sur son front et pencha légèrement la tête. La mort remontait à moins de deux heures.
La cage thoracique était enfoncée. La chemise et le manteau étaient trempés de sang.
Elle effleura ses lèvres et les sépara doucement, comme si elle s’apprêtait à l’embrasser. Ses yeux étaient embués de larmes et son chagrin devint si vif que les odeurs de l’enterrement de Deirdre, le parfum embaumant des fleurs blanches lui revinrent. Elle avait un goût de sang dans la bouche.
Elle regarda les yeux, mais ils ne lui rendirent pas son regard. Elle se pencha tout près. Il était mort sur le coup. Le cœur, pas le cerveau. Elle lui ferma les yeux et laissa ses doigts sur les paupières.
Qui donc, dans un endroit pareil, pourrait faire une autopsie correcte ? Les murs étaient infects et une odeur fétide émanait des tiroirs renfermant les cadavres.
Elle tira un peu plus le drap puis l’écarta complètement. La jambe droite était écrasée. Visiblement, le mollet et le pied avaient été arrachés et quelqu’un les avait remis dans la jambe du pantalon. Il manquait deux doigts à la main droite. Quelqu’un les avait-il récupérés ?
Elle entendit un grincement. C’était l’inspecteur chinois qui pénétrait dans la pièce.
— Tout va bien, docteur ?
— Oui, répondit-elle. J’ai presque terminé.
Elle contourna le corps et posa une main sur la tête d’Aaron, puis sur son cou, et se mit à réfléchir, à l’écoute de ce qu’elle percevait.
Avait-il souffert ? Elle ne sentait rien. Avait-il lutté pour ne pas mourir ? Nul ne le saurait. Béatrice pensait l’avoir vu essayer d’éviter la voiture. Et Mary Jane avait déclaré qu’il avait voulu se jeter sur le côté mais n’y était pas arrivé.
Elle alla vers le lavabo, ouvrit le vieux robinet et se passa les mains sous l’eau. Elle referma le robinet, enfouit ses mains dans les poches de sa blouse de coton, passa sans un mot devant le policier et entra dans la pièce attenante. Les tiroirs contenaient tous les cadavres qui n’avaient pas été réclamés.
Michael était là, une cigarette à la main, le col de chemise ouvert. Il était rongé par le chagrin.
— Tu veux le voir ? lui demanda-t-elle. Son visage est intact mais ne regarde pas le reste.
— Non, je ne peux pas. C’est une situation que je n’ai encore jamais connue. Si tu dis qu’il est mort, je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Je ne veux pas le voir.
— Je comprends.
— Cette odeur me donne mal au cœur. Mona a la nausée.
— J’y étais habituée, à une époque.
Il s’approcha d’elle, lui prit la nuque dans sa large main et l’embrassa maladroitement. Cela n’avait plus rien à voir avec les baisers tendres qu’il lui avait donnés pendant ses semaines de mutisme. Il frissonna de tout son corps. Elle entrouvrit les lèvres et lui rendit son baiser en l’entourant de ses bras.
— Il faut que je sorte d’ici, dit-il.
Elle recula d’un pas et lança un regard vers l’autre pièce et le corps ensanglanté. L’inspecteur chinois avait remis le drap en place. Par déférence, peut-être, ou pour respecter la procédure.
Michael fixait des yeux les rangées de tiroirs. L’odeur pestilentielle venait des cadavres. L’un des tiroirs était entrouvert et l’on apercevait deux corps à l’intérieur. Une tête, visage vers le haut et, au-dessus, une paire de pieds roses. Le visage était couvert de moisissure verte. Mais le plus horrible n’était pas cette moisissure, c’était l’empilement des deux corps. Deux morts non réclamés, dans une position aussi intime que celle d’amants.
— Je ne peux pas…, commença Michael.
— Je sais. Viens.
Lorsqu’ils remontèrent dans la voiture, Mona ne pleurait plus. Elle regardait par la fenêtre, si absorbée dans ses pensées qu’elle empêchait toute conversation. De temps en temps, elle se tournait vers Rowan. Leurs regards se croisaient et Rowan sentait la force et la chaleur de celui de l’adolescente. Pendant les trois semaines où elle avait écouté cette enfant, elle s’était prise d’affection pour elle.
L’héritière. Celle qui portera l’enfant bénéficiaire du testament. Une enfant animée par les passions d’une femme expérimentée. Une enfant qui avait tenu Michael dans ses bras et qui, dans son exubérance et son ignorance, n’avait pas craint que la passion n’emporte son cœur malade. Il n’était pas mort. Au contraire, il s’était totalement remis et s’était préparé au retour de son épouse. Et maintenant, Mona était bourrelée de remords.
Le silence régnait dans la voiture. Rowan était assise près de Michael, appuyée contre lui, résistant à l’envie de dormir, de se perdre à nouveau dans des pensées s’écoulant aussi imperturbablement que le cours d’un fleuve. Des pensées comme celles qu’elle avait eues ces dernières semaines, qu’aucune parole qui lui était adressée n’était parvenue à troubler, comme des voix murmurant au-dessus du fracas d’une cascade.
Elle savait ce qu’elle avait à faire. Ce serait encore un coup terrible pour Michael.
Ils parvinrent à la maison, à nouveau surveillée par des gardes. Personne ne fut surpris et Rowan ne demanda aucune explication. On ne savait toujours pas qui avait commandité le meurtre d’Aaron.
Célia était venue pour s’occuper de Béa et la laissait pleurer tout son soûl dans l’ancienne chambre d’Aaron au second étage. Ryan Mayfair était là. Avec son costume et sa cravate, il semblait toujours prêt à se rendre à l’église ou au tribunal. Cet homme était perpétuellement sur le qui-vive, au cas où il y aurait des mesures à prendre pour la famille.
Tous les regards étaient tournés vers Rowan, bien entendu. Elle avait vu défiler ces visages près de son lit et pendant les longues heures passées dans le jardin.
Elle se sentait mal à l’aise dans la robe que Mona l’avait aidée à choisir, parce qu’elle ne se rappelait pas l’avoir déjà vue auparavant. Mais ce n’était pas grave à côté de la faim qui la tenaillait. Un immense buffet à la Mayfair était dressé dans la salle à manger.
Michael devança les autres pour lui préparer une assiette. Elle s’assit au bout de la longue table et se mit à manger en observant les mouvements des petits groupes. Elle avala goulûment un verre d’eau glacée. Par respect ou par sentiment d’impuissance, on la laissait seule. Que pourraient-ils lui dire ? La plupart d’entre eux ne savaient pas grand-chose de ce qui s’était réellement passé. Ils ne comprendraient pas son « enlèvement », comme ils disaient, sa captivité et les coups qu’elle avait reçus. Ces gens étaient si gentils. Ils lui étaient vraiment attachés mais ne pouvaient absolument rien faire.
Mona était debout à côté d’elle. Elle se pencha et l’embrassa sur la joue, très lentement, pour que Rowan puisse l’arrêter à tout moment. Mais elle n’en fit rien. Au contraire, elle prit le poignet de Mona, l’attira vers elle et lui rendit son baiser. Comme Michael avait dû aimer sa peau. Comme il avait dû aimer la regarder, la toucher, la pénétrer.
— Je monte, annonça Mona. Je suis là-haut si tu as besoin de moi.
— J’ai besoin de toi, dit Rowan à voix basse, espérant que Michael ne l’entendrait pas.
Sur sa droite, Michael dévorait une pleine assiettée et buvait une bière en boîte.
— D’accord, dit Mona. Je vais juste m’étendre.
Son visage était à la fois inquiet, fatigué et triste.
— Nous avons besoin l’une de l’autre maintenant, ajouta Rowan.
Mona hocha la tête et s’en alla, ignorant Michael.
L’embarras du remords, songea Rowan.
Quelqu’un éclata de rire dans la pièce voisine. En toute circonstance, les Mayfair ne manquaient jamais une occasion de rire. Pendant qu’elle était mourante et que Michael pleurait auprès de son lit, des gens riaient dans la maison. Elle se rappelait s’en être fait la réflexion. Elle avait considéré avec un grand détachement l’opposition entre les deux sons. En fait, le rire a toujours un son plus parfait que les pleurs : il éclate avec spontanéité, il est mélodieux. Les pleurs sont toujours retenus, suffocants et jamais bienvenus.
Michael termina son rôti, son riz en sauce, puis avala la dernière gorgée de sa bière. Immédiatement, quelqu’un plaça une nouvelle bière près de son assiette. Il l’attrapa et en but la moitié.
— Tu es sûr que c’est bon pour ton cœur ? murmura-t-elle.
Il ne répondit pas.
Elle regarda sa propre assiette. Elle avait tout dévoré. De la pure gloutonnerie.
Du riz en sauce. L’alimentation traditionnelle de La Nouvelle-Orléans. Elle eut envie de dire à Michael combien elle avait apprécié qu’il la fasse manger lui-même pendant toutes ces semaines. Mais à quoi bon ?
Son amour pour elle était un miracle, le plus grand qui se soit jamais produit dans cette maison. D’ailleurs, à y bien réfléchir, tous les événements importants s’étaient produits dans cette même maison. Curieusement, ses racines étaient ici. Elle se sentait plus à l’aise ici que sur le Sweet Christine, le bateau sur lequel elle avait si souvent navigué à San Francisco. Elle était ici chez elle, pour toujours. Sans détourner les yeux de son assiette, elle se rappela le jour où elle avait parcouru la maison avec Michael et découvert dans un placard la somptueuse vaisselle de porcelaine et l’argenterie.
Et tout cela risquait d’être balayé par une tornade, par un souffle chaud sorti de la bouche de l’enfer. Qu’avait dit Mona, sa nouvelle amie, quelques heures plus tôt ? « Rowan, ce n’est pas terminé. »
Non, ce n’était pas terminé. Et Aaron ? Avait-on seulement prévenu la maison mère du tragique destin d’un de ses plus anciens membres ou allait-il être enterré par sa nouvelle famille seulement ?
Il ne faisait pas encore nuit. À travers les lauriers roses, elle apercevait le pourpre légendaire du ciel de La Nouvelle-Orléans. Les fresques murales éclairaient la pénombre de la pièce de leurs couleurs rassurantes et, dehors, dans les gigantesques chênes, les cigales s’étaient mises à chanter. La douce chaleur du printemps pénétrait dans la pièce par les portes-fenêtres : ici, dans la salle à manger, mais aussi dans le salon et peut-être même derrière, du côté de la piscine et de la tombe renfermant les corps, ceux de ses enfants.
Michael acheva sa seconde bière et, selon son habitude, écrasa la boîte de bière dans sa main et la posa sur la table. Il ne regardait pas sa femme. Il observait les lauriers effleurant les colonnades du porche et les vitres. Peut-être observait-il aussi le ciel pourpre et le ballet des étourneaux qui, à cette heure du jour, piquaient sur les arbres pour attraper leur nourriture. La danse funèbre des cigales passant d’arbre en arbre et des nuées d’étourneaux prédateurs…
« Ce n’est rien de plus, Emaleth, ma fille », avait-elle dit le jour où elle était sortie du coma. Elle se tenait près de la tombe, sa chemise de nuit, ses mains et ses pieds nus couverts de boue. « Rien de plus qu’une question de survie. »
Une partie d’elle avait envie d’aller près de la tombe et de la table de fer installée sous l’arbre. Mais elle n’osait pas.
Elle regarda son mari, cet homme affalé sur une chaise, écrasant dans sa main puissante l’innocente boîte de bière, les yeux toujours fixés sur les fenêtres.
Il était à la fois merveilleux, inquiétant et indiciblement séduisant. L’amertume et la souffrance le rendaient encore plus attirant. Il avait perdu son air innocent. Tout son être avait subi une métamorphose et son visage était même empreint d’un soupçon de cruauté.
Pendant la période bénie qui avait suivi leur mariage, avant qu’ils ne comprennent que leur enfant était un monstre, il lui avait dit quelque chose à propos des couleurs vieillies. Cela concernait la peinture des maisons de l’ère victorienne. On vieillissait les couleurs pour les rendre plus sombres et plus complexes. Toutes les maisons victoriennes d’Amérique avaient été peintes ainsi. Et il adorait ces rouges un peu bruns, ces vert olive et ces gris acier.
Avait-il lui-même vieilli ? Ou, alors, comment qualifier son regard plus sombre mais plus hardi ? Comment expliquer son visage plus dur ?
Il se tourna vers elle, ses yeux luisant comme des torches. Bleus et presque souriants. Vas-y, songea-t-elle. Lance-moi ce regard. Élargis tes grands yeux bleus en les posant sur moi.
Elle tendit une main et caressa sa barbe et son menton. Elle la passa ensuite dans sa nuque puis dans ses beaux cheveux noirs parsemés de fils d’argent et roula les boucles dans ses doigts.
Il regardait droit devant lui, comme choqué, puis, doucement, tourna les yeux vers elle. Elle ôta sa main, se leva et il l’imita.
Lorsqu’il prit son bras, elle sentit presque des vibrations dans sa main. Tandis qu’il écartait la chaise pour qu’elle puisse passer, leurs corps se frôlèrent.
Ils montèrent tranquillement l’escalier.
La chambre avait conservé son atmosphère sereine et chaleureuse. Le lit n’était jamais entièrement fait, toujours prêt à l’accueillir dans un moment de fatigue.
Elle ferma la porte et poussa le verrou. Michael ôtait déjà sa veste. Elle ouvrit son chemisier, l’enleva et le laissa tomber au sol.
— Ton opération, dit Michael. Peut-être que…
— Non, je suis guérie. J’ai envie de toi.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue en lui tenant la tête. Elle sentit la barbe drue et les mains rugueuses. Elle tira sur la chemise de Michael.
— Enlève-la, dit-elle.
Elle ouvrit la fermeture à glissière de sa jupe et la laissa tomber à ses pieds. Comme son corps était mince ! Mais il ne l’intéressait pas. Elle voulait le voir, lui. Entièrement nu, il était déjà en érection. Elle s’approcha de lui et se mit à lui pincer les mamelons.
— Tu me fais mal, dit-il.
Il l’attira contre lui et écrasa sa poitrine contre ses seins. Elle descendit une main entre ses jambes et éprouva sa dureté.
Elle monta à quatre pattes sur le lit puis se retourna sur le dos. Il s’allongea de tout son poids sur elle. Comme c’était bon de sentir à nouveau ce grand corps viril sur elle, l’odeur de sa peau et de son eau de toilette.
— Vas-y très fort, intima-t-elle. Nous ferons plus lentement la deuxième fois. Vas-y ! Remplis-moi !
Mais il n’avait pas besoin d’être encouragé.
Lorsqu’il la pénétra, elle fut étonnée par la taille de son pénis. La douleur fut délicieuse, parfaite. Elle répondit du mieux qu’elle pouvait à ses coups de reins, malgré ses muscles faibles et douloureux. Son corps la trahissait, mais c’était bon.
Elle sentit l’orgasme monter mais elle ne cria pas. La tête vide, le feu au visage, les bras écartés, elle se laissa aller au plaisir et à la douleur tandis qu’il la pilonnait sans interruption. Dans un dernier coup de reins puissant, il provoqua son propre plaisir et retomba dans les bras de Rowan, transpirant. Michael, mon bien-aimé.
Il roula sur le côté. Il n’était pas prêt à recommencer de sitôt. C’était prévisible. Son visage était en sueur et ses cheveux collaient à son front. Nue dans l’air frais de la chambre, elle observa le lent mouvement des pales du ventilateur suspendu au plafond.
La lenteur du mouvement était hypnotisante. Calme-toi, dit-elle à son corps. Son esprit dérivait. Avec angoisse, elle se remémora les moments passés dans les bras de Lasher et, heureusement, n’en ressentit aucun déplaisir. Il avait été un amant avide de sexe et un homme brutal avec, malgré tout, un grand cœur.
Michael sortit du lit. Elle avait pensé qu’il allait dormir, mais il prenait des vêtements propres dans le placard de la salle de bains. Il avait le dos tourné. Quand il se retourna, la lumière de la salle de bains frappa son visage.
— Pourquoi as-tu fait cela ? explosa-t-il. Pourquoi es-tu partie avec lui ?
— Chut ! Tu vas ameuter tout le monde. Déteste-moi, si tu veux, mais…
— Te détester ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? Jour après jour, je t’ai dit que je t’aimais.
Il s’approcha du lit et planta ses mains sur le montant. Dressé au-dessus d’elle, sa colère le rendait encore plus beau.
— Comment as-tu pu me laisser tomber ? Comment ?
Il fit le tour du lit et, soudain, l’attrapa par les bras en lui faisant mal.
— Non ! s’écria-t-elle en s’efforçant de ne pas parler trop fort. Ne me frappe pas ! Voilà ce qu’il n’a cessé de faire pendant tout ce temps. Si tu me frappes, je te tue.
Elle se libéra, roula sur le côté, quitta le lit et se précipita dans la salle de bains. Le sol de marbre froid lui brûlait les pieds.
Le tuer ? Seigneur ! Arrête ça tout de suite, sinon tu pourrais bien y arriver, avec ton pouvoir.
Combien de fois avait-elle essayé avec Lasher ? Dans sa haine pitoyable, elle avait prononcé des paroles. Tue-le ! Tue-le ! Mais, chaque fois, il avait éclaté de rire. Avec Michael, cela fonctionnerait à coup sûr si elle n’y prenait garde. De la même façon que cela avait fonctionné avec tous les autres.
Elle se tourna lentement et regarda vers la chambre. Michael était debout à côté du lit et l’observait.
— Je devrais avoir peur de toi, mais ce n’est pas le cas, dit-il. Il n’y a qu’une chose qui me fasse peur : que tu ne m’aimes plus.
— Oh si ! je t’aime. Je t’ai toujours aimé.
Les épaules de Michael s’affaissèrent, puis il se détourna. Il était irrémédiablement blessé. Plus jamais il n’aurait ce regard de pure gentillesse qu’il avait eu autrefois. Il s’assit sur une chaise près de la porte-fenêtre donnant sur la galerie.
Je vais être obligée de te blesser une nouvelle fois, songea-t-elle avec remords.
Elle avait envie d’aller vers lui et de lui parler comme le lendemain du jour où elle avait repris conscience, après avoir enterré sa fille unique sous le chêne. Mais cela ne servirait à rien. Elle se passa la main dans les cheveux avec une certaine fureur puis, machinalement, tourna le robinet de la douche. Lorsque l’eau coulait, elle avait les idées plus claires.
Il y avait tellement de vêtements dans la penderie que le choix était embarrassant. Finalement, elle prit un pantalon en laine souple qu’elle avait depuis des années et un lourd pull-over de coton.
C’était drôlement bon de se retrouver dans ses propres vêtements. Qui pouvait bien avoir acheté toutes ces jolies robes ?
Les yeux fermés, elle se brossa les cheveux en réfléchissant. Tu vas le perdre si tu ne lui parles pas tout de suite, si tu ne lui expliques pas encore une fois, si tu ne luttes pas contre ta peur des mots.
Elle reposa la brosse à cheveux. Il était dans l’encadrement de la porte, qu’elle avait laissée ouverte. Son regard serein et paisible fut un immense soulagement. Elle faillit fondre en larmes, mais cela aurait été trop égoïste.
— Je t’aime, Michael. Je pourrais le crier sur tous les toits. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. J’ai été d’une vanité et d’un orgueil démesurés. Le silence dans lequel je me suis enfermée était l’unique façon de guérir et de reprendre des forces ou alors une sorte de retraite nécessaire que devait faire mon esprit.
Il l’écoula attentivement, en grimaçant légèrement, le visage calme. Ses yeux immenses et brillants étaient durs et remplis de tristesse.
— Je ne t’aurais jamais fait de mal, tout à l’heure, Rowan. Je ne pourrai jamais te faire du mal.
— Michael, non.
— Laisse-moi parler. Je sais ce qui t’est arrivé. Je sais ce qu’il t’a fait. Et je ne sais pas ce qui m’a pris de te faire des reproches et de m’être mis en colère. Je suis désolé.
— Je sais, Michael. Arrête ou je vais me mettre à pleurer.
— Rowan, je l’ai détruit, dit-il en baissant la voix, comme on fait toujours lorsque l’on parle de la mort. Je l’ai détruit et, pourtant, cela ne suffit pas ! Je…
— Ne dis plus rien, Michael. Je te demande de me pardonner.
Elle se pencha pour l’embrasser, l’empêchant volontairement de parler. Il la prit dans ses bras et, cette fois, elle retrouva la tendresse, la chaleur et la douceur d’avant. Elle se sentit en sécurité comme la première fois qu’ils avaient fait l’amour.
Se blottir dans ses bras, se lover contre lui, lui procurait un bonheur qu’elle n’avait connu qu’avec lui.
Finalement, il se détacha d’elle et prit ses mains entre les siennes. Il les embrassa puis lui adressa son sourire espiègle, celui qu’elle avait craint d’avoir perdu à jamais. Il lui fit un clin d’œil et dit d’une voix brisée :
— Je sais que tu m’aimes toujours, mon amour.
— Oui, j’ai appris à t’aimer et c’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Viens. Allons dehors sous le chêne. J’ai envie de passer un moment près d’eux. Je ne sais pas pourquoi. Toi et moi sommes les seuls à savoir qu’ils sont ensemble.
Ils descendirent l’escalier de derrière et traversèrent la cuisine. Le garde en faction près de la piscine leur adressa un signe de tête. La cour était dans l’obscurité lorsqu’ils parvinrent à la table de fer. Elle se jeta au cou de Michael et il la tint serrée contre lui. Encore un instant de bonheur, se dit-elle. Ensuite, tu vas me haïr. Tu vas me mépriser. Elle lui caressa les cheveux et sa joue barbue. À travers sa poitrine, elle sentait ses soupirs de bien-être.
Tu vas me mépriser. Mais qui d’autre peut retrouver les hommes qui ont tué Aaron ?